EXCLUSIF - Le Figaro révèle les dessous des discussions secrètes que des diplomates syriens ont eues à Oman en 2024 avec des responsables américains, en vue d’un rapprochement, que le dictateur s’est obstiné à refuser.
Par Georges Malbrunot, envoyé spécial à Damas
L’histoire en dit long sur la manière dont le dictateur syrien déchu a sacrifié son pays pour rester au pouvoir. Début 2024, l’Administration américaine de Joe Biden envoie un message au président syrien via le sultanat d’Oman. Un émissaire de ce pays du sud de la péninsule arabique que les États-Unis sollicitent régulièrement pour leurs contacts secrets au Moyen-Orient vient à Damas rencontrer le chef de la diplomatie, Faysal Moqdad. Il est porteur du message suivant : « Washington est intéressé pour entamer à Mascate des discussions secrètes sur certains sujets pour éventuellement avancer graduellement sur d’autres questions. »
La réponse de Bachar el-Assad ne tarde pas. « Non, on ne parle pas aux Américains », tranche le dictateur. Averti de ce refus, et visiblement stupéfait, le sultan omanais Haïtham Ben Tariq appelle le leader syrien pour lui dire que « ce n’est pas logique de rejeter un canal de discussions avec les États-Unis ».
«Ne soyons pas mesquin avec notre ami le sultan», finit par répondre el-Assad à son entourage. Une délégation syrienne est finalement dépêchée à Mascate, mais, pour qu’elle n’apparaissepas crédible aux yeux de ses interlocuteurs américains, elle est conduite par un ancien diplomate, Imad Moustapha, certes expérimenté après avoir été ambassadeur aux États-Unis puis en Chine, mais relégué désormais à l’Institut diplomatique du ministère des Affaires étrangères. Les Syriens sont surpris du casting imposé par leur chef, mais «les ordres sont les ordres, on ne les discute pas devant el-Assad»,soupire alors l’un d’eux. En face, signe du sérieux de Washington, Joe Biden envoie Brett McGurk, l’un de ses émissaires personnels au Moyen-Orient.
Imad Moustapha est flanqué de deux généraux des services de renseignements, manœuvre classique dans un système où tout le monde se surveille. La veille de leur départ pour Mascate, Bachar el-Assad leur répète la consigne : «Ne rêvez pas un instant que vous allez négocier avec les Américains ! Vous dites non à tout ce qu’ils vous offrent.»
Le carré de Syrien impliqué dans cette diplomatie de l’ombre a du mal à comprendre la logique de leur chef. «Notre pays était dans une situation très difficile, il était complètement isolé sur la scène internationale, les gens étaient miséreux, et nous devions dire non à toute proposition qui pouvait au contraire nous sortir un peu du gouffre», se souvient l’un d’eux, amer d’avoir raté une telle occasion.
Lors de l’échange, Brett McGurk leur présente «l’offre» américaine : «On veut que la Syrie coopère avec nous pour retrouver Austin Tice. Et comme on sait que vous ne faites rien gratuitement, si vous acceptez d’œuvrer avec nous sur Tice, on sera d’accord pour retirer nos troupes (2000 hommes, NDLR) autour des champs pétroliers de Conoco et d’al-Omar (dans le nord-est du pays, auprès des alliés kurdes). Vos troupes remplaceront les nôtres, mais nous avons deux conditions: que ce soient seulement les vôtres et pas les milices chiites pro-Iran, et ces secteurs autour des puits ne devront pas être utilisés pour attaquer nos soldats.»
Ancien marine, le journaliste américain Austin Tice, âgé aujourd’hui de 43 ans, est porté disparu en Syrie depuis 2012. Il se trouvait alors à Daraya, une banlieue de Damas, soumise à une opération militaire du régime contre ses opposants, qui,un an plus tôt, avaient lancé leur révolution. En août 2024, tout en appelant à «sa libération immédiate», Joe Biden déclara que les États-Unis avaient «pressé à maintes reprises le gouvernement syrien de travailler avec nous afin que nous puissions enfin ramener Austin chez lui».
Un an après, lessources syriennes interrogées reconnaissent que «récupérer ces deux gisements de pétrole aurait été une grande victoire pour la Syrie», qui devait alors s'approvisionner auprès de son allié iranien.
À la fin de cette première session de contacts, Brett McGurk prend à part l’un de ses interlocuteurs pour lui demander d’échanger leurs numéros WhatsApp et pouvoir ainsi «communiquer directement». Ce que le Syrien accepte.
Les deux équipes conviennent de se revoir dans trois semaines à Mascate. Côté syrien, malgré le mot d’ordre d’el-Assad, l’espoir demeure. Il sera rapidement douché. Briefé par ses hommes à leur retour à Damas, Bachar el-Assad commence par tomber dans une colère noire : «Qui vous a donné la permission de donner votre numéro téléphone?», lance-t-il en ordonnant à l'audacieux de détruire sous ses yeux le numéro de McGurk. Puis la sentence tombe: «Vous n’y retournez pas.»
Informé du refus syrien, le sultan omanais intervient de nouveau pour convaincre el-Assad de changer d’avis. En vain.Quelques mois après, le président des Émirats arabes unis, Cheikh Mohammed Ben Zayed, lepremier leader arabe à avoir renoué avec Damas en 2018, appelle, à son tour,el-Assad pour lui conseiller de renforcer la délégation syrienne en envoyant Ali Mamlouk, longtemps tout-puissant chef de la galaxie sécuritaire de la dictature. «Ainsi, plaide-t-il, les États-Unis qui connaissent Mamlouk seront rassurés et les discussions avanceront.»
El-Assad finit par accepter la proposition de son allié émirien, mais pour tuer définitivement l’initiative, il rejette Mamlouk, lui préférant le vice-ministre des Affaires étrangères, Bassam Sabbagh, qui épaulera Imad Moustaphafa face aux Américains. Les Omanais sont avertis, mais ne cachent pas leur déception.
Quelques jours plus tard, un appel parvient à Damas en provenance de Mascate : «“Oubliez, on arrête”,nous ont répondu les Américains.» Contacté, Brett McGurk n’a pas répondu à nos sollicitations. De son côté, Imad Moustapha, interrogé par Le Figaro, n’a ni confirmé ni démenti ce récit. Quant à Austin Tice, sa famille est toujours sans nouvelles de lui. Des visites dans les prisons à la chute du régime en décembre n’ont pas permis de le retrouver. Certaines sources laissent entendre qu’el-Assad l’aurait confié à ses alliés iraniens avant sa chute. Pour Téhéran, Tice représenterait une carte supplémentaire dans d'éventuelles négociations avec les États-Unis sur son programme nucléaire.
« Vous pouvez imaginer une telle stupidité?», se demande aujourd'hui un des Syriens informés alors de ces pourparlers. «J'ai vu Imad Moustapha et Bassam Sabbagh se prendre la tête entre leurs mains, tellement ils étaient écœurés. Comment la Syrie a-t-elle pu rater une telle opportunité?»
Selon plusieurs sources, l'ultime rejet d'el-Assad est intervenu en octobre dernier, quelques semaines seulement avant le lancement de la bataille d'Alep, prélude à sa chute, le 8 décembre.
« Et Bachar afficha le même entêtement à dire non à la Turquie, qui voulait négocier avec lui le sort de la poche d'Idlib, alors que l'Iran, la Russie et l'Irak avaient cherché à le convaincre de rencontrer Erdogan», se souvient l'une de nos sources dans son entourage. Pas étonnant que tous ses alliés l'aient finalement laissé tomber quand son pouvoir se décomposa, l'obligeant à quitter Damas comme un lâche. «En réalité, décryptent deux anciens ministres du dictateur, ces dernières années, le pouvoir d'el-Assad s'était calcifié autour d'un gang de mafieux, de tueurs et de voleurs. »
«À partir de 2017, se souvient l'un d'eux, le pays s'était désintégré sous l'effet conjugué des sanctions internationales et d'un changement de comportement du clan el-Assad. Comme si ce gang avait établi un plan de survie avec comme objectif de détourner le maximum d'argent. Des personnages interféraient fréquemment dans les décisions, d'abord celles que j'appelle les demoiselles d'el-Assad: Lina Kinaya, Rouba Darwish et Luna Chebel. Avec certains hommes, plutôt jeunes, souvent ignorants mais tout-puissants, elles formaient un cabinet de l'ombre, et agissaient sans permission. «
Ce cabinet de l'ombre avait été baptisé «Comité de suivi», se rappelle un de ses anciens ministres qui tient à rester anonyme. «Un ministre n'avait pratiquement plus d'autorité, explique-t-il. Il devait rapporter à ces conseillers et conseillères de l'ombre. Je l'ai constaté dans mes fonctions à partir de 2017, je ne servais plus à rien. » Au ministère des Affaires étrangères, pourtant tenu par un baasiste pur jus, Faysal Moqdad, el-Assad avait implanté son œil de Moscou, Hussein Sabbagh, qui lui rendait compte.
Plusieurs sources nous l'ont confirmé ces dernières années, el-Assad s'était entouré de plus en plus de femmes influentes. L'une d'elles, Luna Chebel, joua un rôle important, avant de mourir dans des conditions mystérieuses. Ancienne conseillère en communication, présente aux côtés d'el-Assad lorsqu'il accorda une interview au Figaro en 2013, elle était, peu à peu, devenue la plus puissante du comité politique, en charge de conseiller el-Assad sur les options stratégiques. « Assise au bout de la table, elle clouait le bec avec arrogance si elle le voulait à ses membres», se rappelle l'un d'eux. Participaient à ce mini-forum : Ali Mamlouk (réfugié aujourd'hui à Moscou), Faysal Moqdad (chez lui à Damas), Boutheina Chaaban, conseillère politique du dictateur (partie aux Émirats arabes unis) et les diplomates Bachar Jaafari et Imad Sousan, qui ont promptement retourné leurs vestes à la chute d'el-Assad.
En juillet dernier, Luna Chebel, de confession druze, s'est tuée officiellement dans un accident de voiture, près de Damas. «Depuis quelques mois, elle était absente de certaines réunions», se rappelle un témoin, qui pense qu'elle a été liquidée par le régime, à cause de son appât du gain démesuré ou en raison de son hostilité envers l'allié iranien de Damas, qui aurait pu la pousser à communiquer à Israël des informations ayant servi aux frappes de Tsahal trois mois plus tôt contre le consulat de Téhéran à Damas. Au même moment, son frère, membre des services de renseignements, avait été arrêté.
Lina Kinaya était une autre de ces Bachar's Girls, influentes et corrompues, possédant des biens immobiliers en Syrie et ailleurs, cherchant à investir en Chine, ou proposant de louer des villas avec pis cine autour de Damas dont les propriétaires, proches de l'opposition, avaient été chassés. Lina Kinaya a fui à Beyrouth quelques jours après la chute de son maître, avant d'être rappelée par le nouveau pouvoir et retravailler quelques semaines au palais, pour être finalement remerciée. Ses biens ont été confisqués.
Ce clan auquel il convient d'ajouter Maher el-Assad, le frère de Bachar, à la tête de la IVe division et en charge du trafic de captagon, mit la Syrie en coupe réglée, sous l'autorité du dictateur et de son épouse, Asma, également impliquée dans le siphonnage des deniers publics et privés. «Au cours des six derniers mois, se rappelle un diplomate, le gang avait blanchi beaucoup d'argent dans l'achat d'appartements en Russie et au Biélorussie, via les Émirats arabes unis». Comme si insidieusement, ils avaient senti que le vent allait tourner.