L'entrée de Kamala Harris dans la course à la Maison-Blanche avait rassuré le monde des affaires mais la candidate peine à le convaincre tout à fait alors que son rival républicain accumule les promesses de baisses d'impôts.
Par Virginie Robert, Les Echos
C'est un virage sur l’aile. D’abord résigné à un nouveau mandat de Donald Trump face à un Joe Biden affaibli, puis revigoré par la candidature de Kamala Harris, Wall Street se prépare désormais à la victoire du magnat de l’immobilier. La marge entre les candidats est très faible dans tous les Etats pivots. Le site de paris Polymarket le donnait mercredi gagnant à 64 %. Les gérants de fonds réajustent leurs portefeuilles. Dan Loeb, du hedge fund Third Point, explique au « Wall Street Journal » qu’il a changé quelques positions en prévision de cette victoire. D’autres parient désormais sur une hausse du dollar et sur la poursuite de la hausse du taux des emprunts d’Etat américains à dix ans, qui sont remontés au-dessus de 4 %.
A New York, jusqu’à l’entrée dans l’arène de la vice-présidente, il y avait un sentiment de fatalisme chez les « business leaders », convaincus qu’il faudrait composer avec un nouveau mandat de Donald Trump. « Lors du débat fin juin, Biden faisait vieille ganache ; puis cela a été Trump. Kamala Harris sourit, elle est articulée. Elle a redonné un certain espoir… alors que certains étaient prêts à faire avec Trump », observe Jean-Claude Gruffat, un Franco-Américain, ancien dirigeant chez Citibank, très impliqué dans la campagne de l’ex-gouverneur de Caroline du Sud Nikki Haley lors des primaires républicaines.
Depuis le début de la campagne, on « rationalise » en effet beaucoup dans les milieux d’affaires : Trump sera bien entouré, ce sera une administration favorable au business, le Congrès – sans doute divisé – veillera au grain. A part la hausse des droits de douane, qui rassure les petites entreprises mais pétrifie l’establishment, on saurait s’accommoder du candidat républicain.
Le poids de l’inflation
Attablé dans la salle à manger du Metropolitan Club, dont la terrasse domine le sud de Central Park, l’un des lieux prisés par l’establishment new-yorkais, l’avocat d’affaires Eric Levine explique qu’il « n’a jamais donné un penny à Trump ». Il a en revanche soutenu le sénateur de Caroline du Sud, Tim Scott, et Nikki Haley.
Depuis des années, il organise des levées de fonds pour le Parti républicain. Il porte aujourd’hui ses efforts sur les élections sénatoriales car les républicains espèrent bien reprendre en janvier le contrôle de la Chambre haute. « Je n’ai eu aucun problème pour lever 1,8 million de dollars », affirmet-il. Qu’est-ce qui l’a convaincu d’aider au financement du Parti républicain ? Des frontières « hors de contrôle », « l’antisémitisme de la gauche qui va laisser le Hamas avoir une voix dans l’élection du président », mais aussi « le manque absolu de substance » de la politique économique de Kamala Harris.
Cette critique sur les propositions économiques de la candidate démocrate vaut de fait tout autant pour celles de Donald Trump et s’explique par la prédominance d’une seule question, absolument centrale pour les électeurs américains : l’inflation. Le souvenir d’une hausse des prix cumulée de 20 % depuis la crise du Covid-19 et l’élection du président démocrate Joe Biden a profondément marqué la classe moyenne américaine. C’est donc le seul problème auquel les candidats ont tenté de répondre : Donald Trump veut rendre du pouvoir d’achat en baissant les impôts, Kamala Harris en additionnant aux subventions la poursuite en justice des entreprises qui seraient accusées de gonfler leurs prix. Tous les autres sujets – le déficit public, la dette, la politique antitrust, les accords de libre-échange, la réglementation des cryptomonnaies ou de l’intelligence artificielle – sont largement escamotés.
Confortablement installé dans une salle de réunion d’un cabinet d’avocats sur la Cinquième avenue, Gordon DuGan, le président non-exécutif d’Indus Realty Trust, un investisseur spécialisé dans les infrastructures industrielles, rappelle combien « le monde de l’entreprise peut être sceptique visà-vis du Parti démocrate en général, qu’il craint de voir surréguler et augmenter les impôts ».
Donald Trump, qui préfère de loin les grands rallyes à travers le pays, le sait et ne néglige pas la capitale des affaires. Cet après-midi-là, il a organisé une réunion avec la presse américaine dans la Trump Tower. Le 27 octobre, il tiendra un meeting géant au Madison square garden. Quelques figures iconiques de la finance new-yorkaise lui ont apporté leur soutien, comme Steve Schwarzman, le PDG fondateur de la firme de capital investissement Blackstone.
Pourtant, après la convention démocrate, « les financiers ont retrouvé leurs aspirations démocrates avec Kamala Harris », constate un économiste. Elle est perçue comme « une personne raisonnable, capable de changer d’opinion, comme elle l’a fait sur le gaz de schiste. C’est quelqu’un avec qui l’on peut raisonner », estime Gordon DuGan.
Et pourtant, ils en faisaient bien peu de cas, avant la renonciation de Biden, raconte un investisseur. « On ne sait pas grand chose d’elle. Son temps comme sénatrice a été très court. Elle n’offre pas beaucoup de substance », remarque Ion Yadigaroglu, fondateur de Capricorn Investment Group. Mais au moins, « avec la candidature de Kamala Harris, nous sommes sortis de ce mensonge profond sur les capacités de Joe Biden », observe-t-il soulagé. Investisseur chez Tesla et SpaceX, ce financier installé à New York trouve les démocrates vieux jeu : « Avec l’IRA [Inflation Reduction Act], l’administration Biden cherche à rebâtir Ford, en faisant plaisir aux syndicats, plutôt que les industries du futur. » Il votera pour la vice-présidente sans enthousiasme, en lui accordant le bénéfice du doute.
Depuis toujours, Wall Street est largement marqué du côté du parti de l’âne. Il en est l’un des principaux bailleurs de fonds avec Hollywood et la Silicon Valley. Cette année encore, George Soros est toujours un donateur prédominant, et les acteurs du private equity ont répondu présents comme Jon Gray, le président du groupe Blackstone, ou Henry Laufer, le vice-président du hedge fund Renaissance. « Depuis Bill Clinton, les démocrates ont eu d’excellentes relations avec la finance et n’ont aucun problème à se faire soutenir par elle », observe un bon connaisseur.
Ce regain d’enthousiasme s’est traduit par de généreux apports à la campagne de la vice-présidente. De son côté, elle a mis de l’eau dans son vin. Si, comme Joe Biden, elle entend augmenter le montant de l’impôt sur les gains en capitaux de long terme qui pourrait atteindre 28 % pour les millionnaires, c’est beaucoup moins que les 39,6 % envisagés par l’actuel locataire de la Maison-Blanche. Elle s’est aussi montrée plus ouverte sur les cryptomonnaies dont les sponsors sont visiblement les poches profondes de la campagne.
Ne disposant que de quatre mois pour convaincre les électeurs, elle s’est concentrée sur les besoins des familles et la mise en place d’une « économie d’opportunités ». « Les gens redoutent plus de perdre leur mutuelle que leur job, c’est une économie où beaucoup survivent d’une paie à l’autre », note Mathieu Chabran, cofondateur de Tikehau Capital qui a implanté le fonds à New York.
Après un pic à 9,1 % en juillet 2022, l’inflation totale est en reflux (+2,5 % en août 2024 sur douze mois), le chômage faible et la croissance solide. Ce bilan aurait dû être à l’actif de l’administration Biden. Il n’en est rien. Kamala Harris n’a pas pu non plus se prévaloir des grandes lois de politique industrielle de l’actuelle administration (Chips Act, IRA, etc.) car elle y a été peu associée. De ce fait, son programme se recentre sur l’aide à l’achat pour les primo-accédants, des subventions pour la création d’entreprise, de meilleurs prix pour les médicaments…
« Trump vise Wall Street ; Harris, Main Street », résume un observateur new-yorkais. Et cela a fonctionné, un peu. Fin septembre, la vice-présidente commençait à rattraper le retard pris par Biden sur Trump dans les sondages sur l’économie. Mais ce dernier a pu conserver l’avantage.
Le discours du magnat de l’immobilier à l’Economic Club devant le gotha des affaires de New York début septembre a été plutôt bien reçu. Même si les membres du club, réunis à un étage de l’Empire state building, restent très dubitatifs sur sa nouvelle profession de foi : les tarifs douaniers seraient un outil « génial » pour créer de nouvelles recettes. C’est une idée avec laquelle Trump, toujours très décomplexé, aime jouer : faire disparaître à terme l’impôt sur le revenu grâce aux droits de douane qui grimperaient de 10 % à 20 % sur les importations étrangères s’il était élu et jusqu’à 60 % pour celles en provenance de Chine.
Beaucoup d’électeurs justifient leur vote pour le candidat républicain uniquement par les réductions fiscales que Trump agite en étendard, mais que le Congrès devra voter. Le milliardaire veut reconduire les réductions d’impôts qu’il avait fait passer en 2017 censées expirer en 2025 et promet d’abaisser l’impôt sur les sociétés de 21 % à 20 % et même jusqu’à 15 % pour les multinationales qui ne produisent qu’aux Etats-Unis.
Plus récemment, il s’est engagé à défiscaliser les pourboires, les intérêts sur les prêts auto, les prestations sociales comme les heures supplémentaires. Donald Trump cible en revanche les universités, en prélevant sur leurs fonds de dotation, et promet des économies budgétaires en supprimant les subventions vertes.
Des programmes coûteux
Selon les calculs du Comité pour un budget fédéral responsable (CFRB), le déficit budgétaire se creuserait de 7.500 milliards sur dix ans avec Trump tandis que l’ensemble des mesures proposées par Kamala Harris coûterait 3.500 milliards sur la même période. Ce genre d’estimations n’est pourtant pas un repoussoir. « Il y a un court-termisme dans l’électorat quand il s’agit de baisses d’impôts », constate un économiste. « On n’attache aucune importance aux promesses de campagne », admet un habitué des négociations avec Washington. « Personne ne va changer d’allégeance pour tel ou tel candidat. Ce sont les questions sociétales qui peuvent faire basculer, pas l’économie », poursuit-il.
Plutôt indifférents aux programmes, les milieux économiques sont surtout préoccupés par « un choc brutal qui pourrait survenir avant l’élection. La mauvaise réaction d’un des candidats à un événement peut faire bouger les curseurs », estime cet homme d’affaires. En 2008, Barack Obama n’a pas effrayé la communauté financière, il a eu une approche très sophistiquée de la crise, rappelle ce dernier. Dans les derniers jours de cette campagne électorale, l’embrasement du Proche-Orient fait partie des détonateurs possibles.
Au lieu de s’inquiéter des conséquences sur la dette ou le déficit, le monde de l’entreprise presse pour quelques faveurs. Il verrait d’un bon œil tomber certaines têtes : Linda Kahn, la présidente de la Federal Trade Commission (FTC) qui a bloqué plusieurs fusions dans la high-tech ou la grande distribution, et Gary Gensler, le patron de la Securities and Exchange Commission (SEC), parti à l’assaut du marché des cryptomonnaies. A Wall Street, on souhaiterait voir amendée la transposition des règles de Bâle III qui vont s’imposer aux banques, jugées trop dures. Pour les marchés, l’imprévisibilité de Trump reste son talon d’Achille. Ils craignent la volatilité qui peut résulter de ses coups de tête. « Mais avec Trump, il y aura toujours une petite chance qu’il ne fasse pas ce qu’il dit », ironise un financier. (Lire nos informations.