Les sanctions américaines sont moins fortes quand elles visent les producteurs de pétrole, ce qui n’est pas sans susciter un certain agacement au département du Trésor
Anna Hirtenstein, Joe Wallace, Ian Talley et Costas Paris - The Wall Street Journal / L'Opinion
D'ici à la présidentielle de novembre, l'administration Biden voudrait empêcher les prix à la pompe de flamber, et fait donc en sorte que l'or noir arrive en quantité sur le marché. Le problème, c'est que ces efforts se heurtent à une autre priorité des Etats-Unis: mener la vie dure à la Russie, l'Iran et le Venezuela.
D'après des diplomates, d'anciens fonctionnaires et des acteurs du secteur de l'énergie, cette stratégie s'est traduite par la mise en place de sanctions moins fortes que prévu à l'encontre des grands producteurs de pétrole.
Mardi, notamment, quand Washington a dévoilé de nouvelles mesures contre l'Iran: elles ne touchent d'une infime partie des exportations iraniennes de pétrole et ne devraient pas perturber les marchés mondiaux, estiment des analystes.
« Le président a voulu faire tout ce qui est en son pouvoir pour que les consommateurs américains paient le moins cher possible à la pompe, parce que le budget carburant pèse sur le quotidien des familles », a expliqué un haut fonctionnaire.
Alors que les tensions entre Téhéran et Washington sont montées d'un cran depuis les attentats commis par le Hamas le 7 octobre dernier, l'Iran exporte plus de 1,5 million de barils de pétrole par jour depuis février, donc nettement plus qu'au début du mandat de Joe Biden. L'essentiel est acheté par de petites raffineries chinoises à prix cassés.
Les Etats-Unis et leurs alliés font «très, très attention à ne pas aller trop loin et à ne pas miner la capacité des économies occidentales à fonctionner», affirme John Smith, associé de Morrison Foerster et ancien responsable du bureau du contrôle des actifs étrangers (OFAC) du Trésor américain.
Depuis des décennies, diplomates américains et dirigeants de groupes énergétiques parcourent le globe pour veiller à ce que le pétrole y coule, parfois au prix d'alliances et d'arrangements inconfortables.
Le 12 juin dernier, quand le Trésor a imposé de nouvelles sanctions à la Russie en raison de la guerre en Ukraine, ce sont les banques qui ont été visées. Le secteur pétrolier, lui, a globalement été épargné.
Pourtant, au sein du Trésor, une partie des équipes s'agace de l'absence de mesures contre les réseaux de négoce qui traitent
« Rien ne terrifie plus un président américain qu'une envolée des prix à la pompe » le pétrole russe et iranien, dont un sur lequel les autorités sont en train d'enquêter, ont confié au Wall Street Journal des diplomates américains et des acteurs du secteur qui ont échangé avec des responsables en poste.
Comme l'avait déjà rapporté le WSJ, le réseau est géré par un trader azéri inconnu qui s'est imposé comme intermédiaire de choix pour Rosneft Oil.
Au sein de l'administration, les défenseurs de cette politique expliquent que les décisions sont millimétrées; elles doivent empêcher les cours de s'envoler tout en faisant en sorte que la Russie et l'Iran tirent moins d'argent de leurs exportations de pétrole.
Nous avons deux objectifs: faire baisser les coûts pour les consommateurs américains et faire baisser les profits du Kremlin, confie un responsable du Trésor. Et les deux sont tout à fait compatibles.
Les sanctions imposées par le Trésor à Sovcomflot, l'opérateur étatique russe de tankers, comprennent par exemple des exemptions pour 14 flottes, soit 91 navires, selon Kpler. D'après des acteurs du secteur, ces dispenses permettent aux négociants en pétrole de continuer à travailler avec ces bateaux et minimisent le risque qu'ils soient ciblés par d'autres sanctions.
De fait, au sein de l'administration, et notamment du conseil économique national, certains redoutent que l'élargissement des sanctions pose des problèmes logistiques sur le marché pétrolier et fasse flamber l'inflation, ont confié des sources proches du dossier. Selon les analystes, si le pétrole se négocie aujourd'hui moins cher qu'en début d'année, c'est en partie grâce à l'augmentation de la production des pays sous sanction.
Autre exemple de collision entre politique étrangère et politique énergétique: il y a quelques mois, les Etats-Unis ont demandé à l'Ukraine de cesser d'attaquer les raffineries russes, les dégâts provoqués par les drones de Kiev déstabilisant le marché de l'essence et du gasoil.
En début de semaine, le gallon d'essence coûtait en moyenne 3,44 dollars aux Etats-Unis (NDLR: soit environ 85 centimes le litre), un niveau comparable à celui qu'il affichait l'an passé à la même date, mais bien plus élevé qu'il y a quatre ans, d'après des données du département de l'Energie.
Les sanctions contre l'Iran dévoilées ce mardi ciblent des entreprises basées aux Emirats arabes unis et à Hong Kong, qui traitent les achats de brut iranien, mais elles ne devraient pas avoir d'impact tangible sur les marchés pétroliers, estime Homayoun Falakshahi, analyste chez Kpler.
Ce sera limité et temporaire, résume-t-il. Le temps que de nouvelles coquilles vides soient créées et que la chaîne logistique se remette en place. Dans le cas du Venezuela, les Etats-Unis sont revenus sur leurs sanctions l'an passé en échange d'élections équitables et démocratiques. D'un coup, les producteurs de pétrole occidentaux ont pu accéder aux réserves du pays, dont les exportations ont progressé de 5% depuis le début de l'année, d'après des données Kpler.
La justice vénézuélienne ayant empêché un leader de l'opposition de déposer sa candidature en janvier dernier, les Etats-Unis n'ont pas renouvelé la licence permettant aux entreprises d'opérer au Venezuela.
Pourtant ces dernières semaines, des responsables se sont rapprochés de plusieurs négociants en matières premières pour leur indiquer qu'ils pouvaient demander des licences spéciales pour l'exportation de pétrole vénézuélien et validé plusieurs dossiers, ont confié des sources dans l'administration et dans des dirigeants de grandes maisons de trading. Rien ne terrifie plus un président américain qu'une envolée des prix à la pompe, affirme Bob McNally, président du cabi net de conseil Rapidan Energy Group qui a travaillé à la Maison Blanche sous la présidence de George W. Bush. Ils sont prêts à beaucoup de choses, surtout une année d'élection.
La diplomatie pétrolière américaine a aussi été particulièrement intense en Irak. Une délégation du département d'Etat s'est ainsi rendue le mois dernier à Erbil capitale du Kurdistan, pour tenter de rouvrir un pipeline qui connecte le Kurdistan, une région riche en pétrole, à un port situé en Turquie. En raison d'un différend entre la Turquie, l'Irak et la région semi-autonome du Kurdistan, l'oléoduc est à l'arrêt depuis début 2023.
Il s'agit d'un actif énergétique que les Etats-Unis souhaitent vraiment voir fonction ner à nouveau, soulignait en mars dernier Geoffrey Pyatt, secrétaire adjoint aux ressources énergétiques du département d'Etat. Les marchés mondiaux, et notamment les marchés euro- péens, sont avides d'offre non russe, a-t-il ajouté. Si le pétrole qui y coule n'est en effet pas russe, le pipeline en tant que tel est détenu à 60% par Rosneft Oil, qui perçoit une commission sur le brut qui y passe. Fin 2023, Rosneft a envoyé des traders au Kurdistan avec la même mission.
De source proche du projet, le manque à gagner provoqué par la fermeture dépasse les 720 millions de dollars pour la société moscovite.
Etibar Eyyub, le trader azéri qui gère le réseau de négoce de pétrole russe, s'est lui aussi rendu l'automne dernier à Erbil, embarquant son associé Tahir Garayev dans son jet privé. Les deux hommes devaient rencon trer les autorités locales, ont précisé les sources. M. Eyyub y est retourné au printemps pour poursuivre les négociations, toujours selon les sources.
Le porte-parole de Rosneft n'a pas souhaité confirmer les éléments liés au pipeline, déplorant en revanche que le Wall Street Journal devenait coutumier des demandes biaisées. Les représentants de M. Eyyub et M. Garayev n'ont pas répondu aux demandes de commentaire.
Safeen Dizayee, ministre des Affaires étrangères du Kurdistan, a lui estimé que la position des Etats-Unis était claire. Le pipeline a été construit avant le conflit et son pays ne soutient aucun des deux camps», a-t-il ajouté, désignant l'Ukraine et la Russie.