Malgré les blessures du passé, les avantages mutuels de cette coopération entre la Chine et la Russie l’emportent sur les inconvénients.
Par Cyrille Pluyette – L’Express
Il faut des yeux exercés pour s’en rendre compte. Mais un détail sur la carte publiée le 28 août par le ministère chinois des Ressources naturelles aurait pu déclencher un clash diplomatique avec la Russie. Sur le tracé, l’île de Bolchoï Oussouriisk, à la confluence des fleuves Amour et Oussouri, semble faire entièrement partie de la Chine, à la pointe nord-est du pays. Ce territoire de quelque 300 kilomètres carrés, situé stratégiquement près de la ville russe de Khabarovsk, avait été conquis par les troupes soviétiques en 1929. Mais pour apaiser les revendications chinoises, l’île a été partagée en deux en 2004, la Chine récupérant la partie occidentale et la Russie gardant la partie orientale.
Avec cette discrète annexion sans coup de feu, la Chine a-t-elle cherché à tester la réaction de son voisin, rendu encore plus dépendant d’elle par la guerre en Ukraine ? Pourtant prompt à fustiger le moindre manque de respect, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a relativisé, évoquant un simple "problème technique". Qu’on se le dise, la relation est au beau fixe entre Pékin et Moscou ! Surtout à un moment où le tandem enchaîne les succès diplomatiques. Les deux régimes autocratiques ont obtenu cet été l’élargissement des Brics - le groupe qui comprend aussi le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud s’ouvrira à six nouveaux pays, dont l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Egypte et les Emirats arabes unis. Et, le mois dernier, le communiqué final du G20, contrairement à celui de 2022, ne mentionnait plus directement l’agression "russe" contre Ukraine.
A Pékin, Xi Jinping va offrir une tribune inespérée à Poutine
Non seulement la Chine n’a jamais condamné l’invasion, mais elle apporte un précieux soutien au Kremlin, tant économique que diplomatique, qui ne faiblit pas après plus de dix-neuf mois de conflit injustifiable et meurtrier. Xi, qui avait réservé cette année sa première visite à Poutine après avoir été reconduit pour un troisième mandat, va accueillir en retour ce mois-ci son "cher ami", à l’occasion d’un forum des nouvelles routes de la soie. Ce sera la 41e fois que les deux "hommes forts" se rencontrent depuis que Xi Jinping est au pouvoir ! Une tribune inespérée pour le chef du Kremlin, qui n’a pas quitté son pays depuis le mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, en mars dernier.
Amorcé au début des années 1990, le rapprochement s’est accéléré en 2014, lorsque la Russie s’est trouvée isolée par les sanctions internationales, après son annexion de la Crimée. Une nouvelle étape a été franchie en février 2022, aux Jeux olympiques de Pékin, où Xi Jinping et Vladimir Poutine ont mis en scène leur fameuse "amitié sans limite" entre leurs régimes, quelques semaines avant que Moscou n’attaque l’Ukraine. Xi était-il au courant ? Toujours est-il que la guerre ne les a pas brouillés. Au contraire. Les deux partenaires continuent de réaliser des exercices militaires conjoints - comme en juillet, en mer du Japon - et la Russie est devenu le principal fournisseur de pétrole de la Chine.
Afficher une telle osmose n’avait rien d’évident, tant l’histoire partagée de ces ex-empires a été heurtée. Les premières dissensions remontent aux "traités inégaux" imposés par les puissances coloniales entre 1858 et 1901. Lors du dépeçage du géant asiatique, sous une dynastie Qing ébranlée par la seconde guerre de l’opium, la Russie tsariste rafle la plus grande part du gâteau : près de deux millions de kilomètres carrés, une surface bien supérieure à celles de la France et de l’Allemagne réunies ! Dans l’Extrême-Orient chinois, "la Russie s’approprie la partie nord et la côte orientale de la Mandchourie, privant l’accès de la Chine à la mer du Japon", rappelle Pierre Andrieu, auteur de Géopolitique des relations russo-chinoises (PUF). Et en Asie centrale, elle s’empare d’une partie de territoires correspondant actuellement au Kazakhstan et au Kirghizistan.
Au bord de la guerre nucléaire
La création de la République populaire de Chine en 1949 ne change pas vraiment le rapport de force. "Malgré la 'fraternité' proclamée entre l’URSS et Pékin, les relations sont dès le départ empreintes de défiance" entre les deux régimes communistes, reprend l’ex-diplomate. Pour bien montrer qui est le patron, Staline fait attendre Mao deux mois dans une datcha en périphérie de Moscou avant de signer le pacte sino-soviétique du 14 février 1950. "Mao se plaignait de n’avoir rien d’autre à faire que de 'manger, dormir et aller aux toilettes'", raconte Pierre Andrieu.
Rurale et appauvrie par des années de guerre civile, la Chine épouse le modèle soviétique, très industriel. Des milliers d’experts russes sont envoyés sur son sol pour installer les premières usines (sidérurgiques, chimiques, textiles) et poser des voies de chemin de fer. Mais l’idylle est de courte durée. Les relations s’enveniment après la mort de Staline en 1953, Mao rêvant de prendre la tête du mouvement communiste international. Pendant la révolution culturelle (1966-1976), très remonté contre la "déstalinisation" sous Khrouchtchev, il lance une croisade contre "le révisionnisme et le social-impérialisme soviétique". C’est la rupture. En 1969, une série d’incidents armés au sujet d’une île frontalière amène même les deux rivaux au bord de la guerre nucléaire.
Certains chercheurs chinois relèvent que la guerre en Ukraine a compliqué la reprise économique post-épidémie de leur pays, et le refus de condamner Moscou terni son image en Occident. "Mais pour l’heure, aux yeux de Xi Jinping, les avantages d’un tel rapprochement l’emportent largement sur les inconvénients", résume Alice Ekman, analyste chargé de l’Asie et de la Chine à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne. Il est d’abord crucial pour Pékin que ses 4 200 kilomètres de frontière avec la Russie soient sécurisés en cas de conflit avec les Etats-Unis autour de Taïwan. Surtout, les deux autocrates sont unis par leur opposition à Washington, perçu comme une menace sécuritaire et politique.
La Chine veut remodeler le système international dominé par Washington
Et même si la relation est de plus en plus déséquilibrée sur le plan économique - le PIB chinois est dix fois celui de la Chine -, la Russie reste un acteur diplomatique de poids, membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, doté de l’arme nucléaire. Pékin a besoin de lui pour bousculer un ordre mondial dominé par les Etats-Unis et le rendre plus favorable à ses intérêts. De mieux en mieux rodé, le couple sino-russe devrait encore intensifier sa coopération diplomatique. "Les forums les plus prometteurs sont les Brics et l’OCS [NDLR : Organisation de coopération de Shanghai, qui comprend plusieurs pays d’Asie centrale, l’Inde, l’Iran et le Pakistan], créés pour exclure l’Occident et concentrer les efforts de la Chine et de la Russie pour remodeler le système international", insiste Bonnie Lin, chercheuse au Center for Strategic and International Studies, dans un article pour Foreign Policy. Des clubs amenés à s’agrandir encore et destinés à accroître leur influence sur des puissances émergentes.
Cimentées par la proximité entre les deux leaders, les relations russo-chinoises sont pour l’instant solides. Reste que "l’incompréhension culturelle et civilisationnelle" n’a pas disparu, pointe Pierre Andrieu. Et que les blessures du passé n’ont pas toutes cicatrisé. Une partie de l’élite chinoise n’a ainsi pas perdu espoir de récupérer le "Far east" chinois. De quoi faire dérailler la relation ? "C’est un problème que les Chinois aimeraient résoudre sur le long terme, mais pour l’heure, ils n’ont pas besoin de ce territoire qu’ils dominent économiquement", souligne Bobo Lo, chercheur associé à l’Ifri.
"Le plus grand danger serait une période de forte instabilité en Chine, poursuit ce spécialiste. Si son économie s’effondre ou si elle se lance dans un conflit avec les Etats-Unis et qu’elle le perde." De même, une implosion du régime de Poutine entraînerait une situation aussi incertaine que périlleuse pour Pékin. Pour l’heure, la deuxième puissance économique mondiale prend garde à traiter la Russie en égal. Mais si l’écart continue de se creuser, "le risque existe que les Chinois deviennent arrogants et cessent par exemple de considérer l’Asie centrale comme une sphère d’influence russe", imagine Bobo Lo. Une Russie en déclin pourrait alors, selon cet analyste, se refermer sur elle-même et, aveuglée par le ressentiment, s’en prendre de façon imprévisible à la Chine. Mais à l’heure où Xi se prépare à dérouler le tapis rouge pour le dictateur russe, on en est encore loin.