En échange de millions de dollars injectées dans la campagne de Donald Trump, les milliardaires de l’industrie technologique vont recevoir des cadeaux incroyables : contrats publics, élimination de garde-fous réglementaires et un pouvoir de négociation immense, s’alarme, dans une tribune au « Monde », l’ancien ministre des finances grec.
Tribune. LE MONDE.
Comment la richesse parvientelle à persuader les pauvres d’utiliser leur liberté politique pour la maintenir au pouvoir ? En posant cette question en 1952, le travailliste gallois Aneurin Bevan a pointé le plus grand paradoxe de la démocratie libérale. A l’ère d’Elon Musk, Peter Thiel, J. D. Vance et leurs pairs de la Big Tech, l’absurdité du paradoxe de Bevan est devenue encore plus criante.
Observer la conspiration élaborée de la « broligarchie » émergente [elle désigne le groupe de milliardaires masculins qui, animés par une idéologie toxique, entoure le projet trumpiste] en vue de tirer autant de richesse et de pouvoir que possible du second mandat de Donald Trump donne légitimement la nausée. Ayant accumulé des fortunes colossales grâce aux marchés publics et militaires, tout en s’efforçant sans relâche de démanteler les programmes gouvernementaux offrant une maigre protection aux pauvres, ces hommes se sont regroupés à Mar-a-Lago, en Floride, pour baiser la bague de Donald Trump et se préparer à exercer directement le pouvoir gouvernemental.
Pour cette fraternité de milliardaires de la Big Tech, le marché conclu avec le président élu est une opération formidable. Pour quelques miettes tirées de leur fortune, ils vont recevoir trois cadeaux extraordinaires : d’énormes contrats publics ; l’élimination des garde-fous réglementaires contre les dangers de leurs méthodes et de leurs produits – véhicules autonomes, « bots » et drones pilotés par une intelligence artificielle (IA) incontrôlée, augmentation massive de la consommation d’électricité ; enfin, un pouvoir de négociation immense, légitimé par l’Etat.
Ils ont aussi des ambitions plus larges et inquiétantes. Le livre préféré de Thiel est, dit-on, The Sovereign Individual (« l’individu souverain », Touchstone, non traduit), publié en 1997. Ses auteurs, James Dale Davidson et William Rees-Mogg, comparent sans ironie les ultrariches aux dieux olympiens, avant d’expliquer que leur domination du monde est normale et juste. « Doté de ressources infiniment plus grandes et échappant à de nombreuses contraintes, l’individu souverain redessinera les gouvernements et reconfigurera les économies », proclament-ils. Quant à Thiel lui-même, il explique qu’il aime ce mauvais livre parce qu’il offre une prédiction « exacte » d’un « futur qui n’inclut pas les Etats puissants qui nous gouvernent aujourd’hui ». Ce qu’il oublie de mentionner, bien sûr, c’est que dans le futur dont il rêve, le pouvoir exorbitant sera monopolisé par des hommes comme lui. Au moins reconnaît-il que sa version de la liberté est incompatible avec la démocratie.
Mais tout cela est-il vraiment nouveau ? Aussi répréhensibles que puissent être les pratiques et les convictions des « broligarques », ne sont-elles pas la énième incarnation d’un mal ancien ? Ne sommesnous pas de nouveau très naïfs en nous étonnant de voir une poignée d’oligarques franchir la porte tournante entre « big business » et gouvernement ?
John D. Rockefeller (1839-1937), l’un des premiers barons voleurs d’Amérique, dirigeait une dynastie qui fait passer Musk pour un amateur, avec un fils magnat des médias et un petit-fils vice-président. Thomas Edison a fait électrocuter un éléphant en public, avec le courant alternatif de George Westinghouse, pour convaincre le gouvernement de favoriser son système de courant continu. Henry Ford a acheté un journal pour forcer les villes à supprimer les lignes de tramway pour faire de la place aux voitures et aux bus Ford.
Modifier les comportements humains
Les grandes entreprises d’alors n’avaient pas Internet, mais d’autres moyens de façonner notre environnement politique, philosophique et culturel. Des oligarques, dont les frères Koch, ont passé des décennies à financer l’Atlas Network et la Société du Mont-Pèlerin pour transformer le néolibéralisme en credo universel et faire passer une dure guerre de classes menée contre la majorité pour une campagne en faveur de la liberté. Ou Goldman Sachs, qui a fourni à l’administration de Bill Clinton son propre PDG, Robert Rubin, qui, une fois nommé secrétaire au Trésor, a éliminé toutes les réglementations entravant les pires excès de Wall Street.
Cependant, aujourd’hui, il existe un superpouvoir, une arme ultime que la « broligarchie » possède et que ses prédécesseurs n’avaient pas : le « capital cloud ». Composé de machines en réseau, de serveurs, de stations cellulaires, de logiciels, d’algorithmes pilotés par l’IA, il ne vit pas dans les nuages mais bien sur terre.
Contrairement au capital traditionnel, le capital cloud ne produit pas de biens : il modifie les comportements humains. Ces machines nous forment… à les former… à déterminer ce que nous voulons. Et une fois que nous désirons tel bien ou tel service, elles nous le vendent, en contournant les marchés traditionnels.
Le capital cloud capte notre attention ; fabrique nos désirs ; nous vend directement, en dehors de tout marché, ce qu’il nous a fait désirer ; exploite les prolétaires à l’intérieur des lieux de travail ; et enfin, tire de nous un immense travail gratuit : en postant des avis ou des photos, en notant des produits, en téléchargeant des vidéos, en exprimant des coups de gueule, nous contribuons à le reproduire, sans recevoir un centime. Il nous transforme en « serfs du cloud » tandis que, dans les usines et les entrepôts, les mêmes algorithmes contrôlent les travailleurs – parfois grâce à des dispositifs numériques attachés à leurs poignets – pour les faire travailler plus vite et les surveiller en temps réel.
Les propriétaires de ce capital du cloud, la « broligarchie cloudaliste », jouissent d’un pouvoir d’extraction jusque-là inimaginable, surtout maintenant qu’ils se sont installés à la table de Trump. John D. Rockefeller, Henry Ford, ou même Rupert Murdoch auraient donné un bras et une jambe pour acquérir une telle puissance.
Pour revenir à la brillante question de Bevan, il est aujourd’hui plus facile de comprendre comment la richesse persuade les pauvres de renoncer à leur liberté et de se mettre au service des broligarques au pouvoir. A travers leur capital cloud, ils façonnent notre comportement de manière automatique et directe. Seule une révolution pourrait redonner l’espoir de retrouver une autonomie personnelle, sans même parler de retrouver la démocratie.