Le déploiement de navires américains et européens en mer Rouge, tout comme les bombardements des Etats-Unis et du Royaume-Uni sur le Yémen, n’a pas dissuadé la milice rebelle, qui contrôle l’essentiel de ce pays, de poursuivre ses opérations.
Par Elise Vincent et Irène Sulmont, Le Monde
La frappe de drone houthiste qui a coûté la vie à une personne et en a blessé quatre autres à Tel-Aviv, à deux pas d’une représentation consulaire américaine, vendredi 19 juillet, est venue marquer un nouveau palier dans le défi que le groupe rebelle yéménite pose à l’Etat hébreu et à ses alliés occidentaux. Cette escalade, menée en représailles aux bombardements israéliens sur Gaza, intervient alors que les effets des opérations militaires de protection du trafic maritime en mer Rouge, où les houthistes avaient concentré leurs attaques jusqu’à présent, apparaissent très limités, à tel point que certaines sources officielles s’interrogent sur une éventuelle révision de l’approche privilégiée jusqu’ici.
Dans son édition du vendredi 19 juillet, la veille d’un raid de riposte israélien, samedi, qui a fait six morts dans le port yéménite de Hodeïda, le Wall Street Journal s’est fait l’écho d’une lettre alarmiste adressée récemment par Michael Erik Kurilla, le général chargé du commandement central des Etats-Unis – la zone couvrant le Moyen-Orient –, au secrétaire à la défense, Lloyd Austin. Une lettre dans laquelle, selon des officiels américains cités par le quotidien américain, le général Kurilla appelle à accentuer la pression économique, diplomatique, mais aussi militaire contre les houthistes, alors que les actions menées en mer depuis sept mois sont en « échec », selon lui.
Le Wall Street Journal rapporte aussi que le renseignement américain s’inquiète d’un projet russe, présenté comme crédible, visant à soutenir les rebelles yéménites. Alors que ces derniers bénéficient déjà d’un appui financier, technologique et militaire de l’Iran, Moscou envisagerait à son tour de leur envoyer des missiles antinavires. Le plan de Moscou est présenté comme une réponse aux frappes ukrainiennes sur le sol russe grâce aux armes à longue portée fournies par les Etats-Unis.
« Même si elles se sont mises en place très vite, les opérations lancées par les Occidentaux contre les houthistes ne sont pas la panacée qui était proposée au début », résume Héloïse Fayet, chargée des questions de défense sur la zone Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Sept mois après le début, en décembre 2023, de l’opération « Prosperity Guardian » – pilotée par les Américains et les Britanniques – et cinq mois après le lancement, fin février, de l’opération « Aspides », sous tutelle de l’Union européenne (UE), tous les indicateurs sont au rouge.
« Pas assez de bâtiments »
Lors d’un déplacement à l’étatmajor de l’opération « Aspides », à Larissa, en Grèce, le 5 juillet, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, Josep Borrell, a ainsi indiqué que le trafic dans le canal de Suez, qui relie la mer Rouge à la Méditerranée, avait été « divisé par deux » depuis le début du conflit entre Israël et le Hamas, en octobre 2023. Les revenus tirés des droits de passage par le canal, ressource-clé de l’Egypte, ont, eux, baissé de 23 % sur l’année fiscale 2023-2024. Avec désormais un détour presque obligatoire par le cap de Bonne-Espérance (Afrique du Sud), le temps de trajet des navires marchands est rallongé de dix à quatorze jours et « le coût d’un conteneur entre la Chine et l’Europe a doublé », a détaillé M. Borrell.
La facture est aussi très lourde pour les armées engagées en mer Rouge. Le 14 juillet, l’USS Dwight-D.-Eisenhower, l’un des porte-avions américains déployés dans la région, a fini par rentrer à son port de Norfolk, sur la côte est des Etats-Unis, à l’issue de neuf mois de déploiement jugé « sans précédent » par son équipage. Selon le groupe aéronaval, plus de quatre cents missiles ont été tirés durant cette période, parmi lesquels plus de cent missiles Standard et Tomahawk, dont le coût unitaire atteint les 2 millions de dollars (environ 1,8 million d’euros). Le tout pour, souvent, abattre des drones aériens ou navals d’une valeur bien inférieure.
Les marines européennes, dont les moyens demeurent très limités, ne se risquent pas à une telle transparence. Le budget de l’opération « Aspides » n’est que de 8 millions d’euros pour un an, alors que son périmètre va bien au-delà de la mer Rouge et intègre le golfe d’Aden, la mer d’Oman et le golfe Persique. Par ailleurs, seules l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, la Belgique et la France ont promis l’envoi de navires, les autres pays ne pouvant détacher que quelques officiers d’état-major. « Les marines européennes font ce qu’elles peuvent, mais il n’y a pas assez de bâtiments », reprend Mme Fayet, de l’IFRI. Seuls quatre bâtiments européens naviguent en continu, selon le Washington Institute for Near East Policy, un think tank qui suit l’activité dans la zone.
L’équation est aussi compliquée pour la France, même si sa force navale est l’une des mieux dotées de l’UE. Selon l’état-major des armées, depuis février, une frégate multimission est constamment déployée au sein de l’opération « Aspides ». Mais le 19 juillet, les bâtiments français n’avaient tiré officiellement qu’une « vingtaine » de missiles de type Aster contre des drones et missiles houthistes, un chiffre inchangé depuis mars. L’équivalent de 10 % de l’une des dernières commandes de ce type de missiles faite par Paris, pour un montant de 900 millions d’euros.
La voie des sanctions
La montée en puissance des houthistes vient aussi souligner l’échec des bombardements réalisés par les Américains et les Britanniques dans le cadre de l’opération « Prosperity Guardian », dont les Européens se tiennent à distance. En plus des opérations en mer, toute une série de raids ont été menés depuis le 12 janvier contre des cibles terrestres au Yémen. L’un des derniers raids a eu lieu le 17 juin, peu après une attaque des houthistes particulièrement spectaculaire, au moyen d’un drone naval « kamikaze », contre un vraquier.
Ce navire grec battant pavillon libérien, baptisé le Tutor, n’avait aucun lien avec Israël, alors qu’au début de la guerre les houthistes ciblaient surtout les bâtiments ayant une connexion avec l’Etat hébreu. L’attaque a en outre tué un marin, portant à quatre le nombre de décès parmi les civils naviguant en mer Rouge depuis le début des hostilités. Après plusieurs jours à la dérive, le Tutor a, lui, fini par couler, ce qui en fait le deuxième navire poussé au fond des eaux sur la même période, les autres étant surtout endommagés.
Au regard du nombre total d’attaques – 190 depuis fin 2023, selon le Washington Institute –, les dégâts sont limités, mais l’approche des Occidentaux ne permet en rien d’empêcher de nouveaux assauts. « La force militaire ne fonctionne pas au Yémen, observe Laurent Bonnefoy, spécialiste de ce pays au CNRS. Les Américains s’y cassent les dents depuis sept mois et les Saoudiens depuis dix ans. »
En plus des très nombreux missiles tirés, les Américains ont, de leur côté, perdu au moins deux drones Reaper dans ces affrontements. Ces grands appareils, proches de la taille d’un avion, servent avant tout à de la collecte de renseignements, mais ils peuvent aussi être armés. Chaque système de drone coûte plusieurs dizaines de millions de dollars.
Le département du Trésor américain a, quant à lui, déjà pris huit séries de sanctions contre les réseaux financiers des houthistes, implantés dans divers pays (Iran, Malaisie, Chine, etc.), en vain. S’ils étaient encore une milice rudimentaire en 2014-2015, quand ils ont pris la capitale, Sanaa, les houthistes ont aujourd’hui la mainmise sur la majeure partie du Yémen. Ils se sont emparés des arsenaux du régime précédent, puis une partie des officiers se sont ralliés à eux et les ont aidés dans la construction d’une production de défense autonome. Enfin, ils disposent d’une manne financière, grâce à l’accès à une partie de l’appareil d’Etat yéménite.
« Les houthistes sont un groupe non étatique avec des moyens étatiques », reprend encore Mme Fayet. « Les houthistes peuvent continuer ainsi avec peu d’argent jusqu’au dernier bateau commercial. Ils n’ont rien à perdre, car leur perspective n’est pas que politique, elle est aussi idéologique. Ils poursuivent un objectif religieux et humain qui est de soutenir Gaza et, plus largement, la Palestine », estime Farea Al-Muslimi, chercheur auprès du think tank londonien Chatham House.